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Contes Et Mécomptes De L’agriculture Connectée Par Vincent Tardieu

Contes et mécomptes de l’agriculture connectée par Vincent Tardieu

Gilles Cavalli : Bonjour et bienvenue dans ce nouveau podcast d’Agrifind. Vincent Tardieu est depuis 30 ans journaliste scientifique spécialisé en agriculture et en écologie et l’auteur d’un ouvrage aux éditions Belin intitulé : « Agriculture connectée : arnaques ou remèdes ? ».

J’ai le plaisir d’accueillir Vincent TARDIEU avec une série de questions et la première étant : vu que le livre est découpé entre « mécomptes » c’est-à-dire des lacunes, des défauts liés à l’agriculture connectée et puis des « contes» ou alors bénéfices avantages, on a envie de savoir qu’est-ce que vous avez retenu de votre grande enquête, de ces 110 entretiens. Alors Vincent peut-être commencer par les « mécomptes », les lacunes qui ressortent pour vous aujourd’hui de ce type d’agriculture.

“L’absence d’accompagnement et l’opacité des algorithmes nuisent à l’agriculture connectée”

Vincent Tardieu : Si je devais en retenir deux à l’heure actuelle, la première ce serait l’absence d’accompagnement, c’est-à-dire pas de diagnostique indépendance sur les besoins réels de l’agriculteur en fonction de son projet, donc pas de conseil indépendant derrière sur le meilleur outil dans la mesure où le diagnostic est rarement fait et pas de co-construction encore moins je dirais de co-construction de ces outils avec les constructeurs. On a vraiment affaire à une technologie « push », c’est-à-dire une technologie qui a été pensé par les constructeurs et qui est implanté à force de marketing et de lien avec le monde agricole, mais qui n’est pas sous-jacente d’une demande, en tout cas pas toujours ou même pas majoritairement.

Ce problème d’absence d’accompagnement indépendant c’est typiquement le fait qu’avant dans la recherche publique on avait un organisme qui s’appelait le « Cemagref » qui avait par exemple des sociologues et des économistes qui pouvaient faire des analyses et de l’accompagnement du monde agricole autour des équipements. Aujourd’hui ces personnes-là ne sont plus sur ces terrains de l’équipement et il y a vraiment plus personne et y compris au sein des organisations traditionnelles du monde agricole, on a plus, on ne retrouve pas ces catégories qui sont indépendamment des constructeurs et qui sont en capacité d’apporter ce service qui est à mon avis indispensable.

Gilles Cavalli : Très bien

Vincent Tardieu : Ça c’est le premier élément que je vois. Le deuxième élément que je retiendrai c’est l’opacité des algorithmes, en gros les algorithmes qui sous-tendent les outils d’aide à la décision qu’on retrouve typiquement aujourd’hui en grande culture ou en vigne pour gérer les besoins d’azote des cultures en fonction de carte vu du ciel, donc soit satellite, soit drone ou avion, en fait sont donc mis en œuvre par des algorithmes, or ces algorithmes en fait c’est une véritable boîte noire pour les agriculteurs et donc il y a de beaucoup difficulté à les valider au bout du compte et il faut quand même savoir que aucun algorithme n’est neutre puisque en fait ils font des choses que nous avons programmée, il faut donc enquêter sur ceux qui les fabriquent, sur les intérêts, les plateformes qui les emploient et comment en fait ils ont été construits, car les algorithmes en question s’appuient sur des présupposés agronomiques qui parfois peuvent être discutables.

Je donne un exemple dans mon enquête sur les modèles de gestion de l’azote utilisée par « Farmstar » qui développe le premier outil d’aide à la décision en France sur les grandes cultures, en fait présuppose que le blé, qui est une des plantes modèle de leur outil, le blé tout au long de la culture aurait besoin d’être fertilisé à l’azote, or en fait quand vous discutez avec les agriculteurs et les agronomes, on s’aperçoit que c’est pas toujours le cas et selon les lieux et en particulier pour le premier stade du blé. C’est un exemple pour vous dire qu’en réalité très souvent et je m’en suis aperçu dans l’enquête en comparant en quelque sorte les conseils d’une société à une autre pour le même agriculteur et pour un même lieu, en fait on s’aperçoit que il y a beaucoup d’opacité, on n’est pas au clair sur comment ces modèles ont été construits et donc comment finalement ce service d’’aide à la décision s’élabore et est-ce que il est vraiment pertinent. D’où le fait qu’il y a un certain nombre de réflexions dans le milieu sur le fait de certifier par exemple ces outils et donc d’essayer d’ouvrir un peu le capot de l’algorithme pour que des professionnels s’y penchent et donnent une certification un peu plus indépendante pour la qualité de ses outils. ça c’est important et je dirais que de façon connexe, c’est tout le débat aussi de l’usage des datas.

Aujourd’hui tout le monde s’excite sur la « Big data » en milieu agricole, or on sait qu’il y a des gros investissements au niveau mondial dans ce domaine, il y a des rachats de sociétés, de start-up par des géants de l’agrochimie, or toute la question qui reste encore d’actualité, qui reste encore en point d’interrogation c’est de savoir comment les données vont être collectées chez les agriculteurs ou dans leurs parcelles, comment elles transitent et par quel biais auprès d’un certain nombre d’opérateurs, comment elles sont transformées, pour faire quel produit et s’il y a de la valeur, comment cette valeur est répartie, je dirai tout le long de la chaîne et cet aspect de la donnée, elle est vraiment encore en question, elle demande vraiment une concertation précise avec tous les acteurs, ce qui n’a pas encore lieu même si on peut l’espérer puisqu’il y a un certain nombre de dispositifs que les pouvoirs publics ont tenté de mettre en œuvre, je dis tenté parce que dores et déjà il y a des opérateurs prives qui n’ont pas vraiment envie de faire, de mettre ensemble toutes les données agricoles ou dans un portail commun par exemple, avec la puissance publique donc il y a une vraie réflexion et peut-être controverse sur le sujet

Gilles Cavalli : Merci pour cette première approche sur effectivement les « mécomptes ». Actuellement, on va dire, de l’autre côté quels sont les deux principaux bénéfices, les deux principaux avantages que vous avez identifiés dans votre enquête.

“La robotique peut se substituer à des tâches répétitives et pénibles”

Vincent Tardieu : Les deux bénéfices de ces nouveaux outils que je retiendrai, c’est un certain nombre d’outils en robotique, en particulier en automatique, qui sont capables de se substituer à des tâches répétitives et pénibles. Je donnerai deux exemples, le premier qui est très connu c’est le robot de traite qui en milieu d’élevage bovin lait peut remplacer la double traite qui est une véritable contrainte pour l’éleveur notamment le weekend mais pas simplement et qui entraîne d’ailleurs de la fatigue, des problèmes physiques qui sont assez bien identifiés dans la profession. Mais c’est aussi par exemple en maraîchage, c’est le désherbage qui est une des tâches fastidieuses et absolument indispensable au niveau des cultures maraîchères et qu’on effectuera du sol et qui est également à la fois pénible et répétitif.

Donc un certain nombre de dispositifs autonomes autour de la robotisation peuvent répondre, même si et c’est ce que j’analyse dans ces deux types d’exemple, c’est jamais tout noir tout blanc, ce que je vous présente, c’est des aspects que je pointe et puis on voit à la fois les bénéfices, mais les limites aussi à ces bénéfices ou en tout cas des questions qui accompagnent ces bénéfices. Typiquement pour le robot de traite ce sont les coûts, les coûts d’investissement d’abord dû au robot, mais aussi ce que ça induit en terme de coût de fonctionnement puisque pour des raisons que je n’ai pas le temps de vous développer, je vous renvoie éventuellement  à mon ouvrage, quand on acquiert un robot de traite, il est très difficile parallèlement de valoriser en fait les pâturages d’une exploitation pour des raisons de distance en fait entre le pâturage nécessaire à un troupeau et le robot de traite où la vache va venir se faire traire spontanément. Résultat, il faut amener l’essentiel de l’alimentation de façon artificielle et ça a un surcoût évident quand bien même on pourrait produire dans la ferme une partie de cette alimentation. ça c’est le premier bénéfice en gros quand même de ce que peut apporter ces aspects robot.

“La géolocalisation rend de vrai service agronomique”

J’en citerai un autre qui est tout ce qui est du domaine de la géolocalisation qui peut rendre vraiment des services et notamment favoriser des itinéraires assez innovants du point de vue agro écologie, je donne l’exemple dans un des chapitres sur les cultures sous couvert où par exemple un agriculteur me montrait comment la géo localisation poussée, y compris avec un système de précision centimétrique de GPS RTK, on se retrouve avec une capacité tout le long de la saison, mais y compris de façon pluriannuel de savoir exactement où on doit semer puis repasser pour des apports d’engrais, puis faire le travail toujours exactement sur la même ligne alors même qu’on a pas forcément de visibilité parce qu’on a un couvert végétal permanent et ça, ça évite par exemple que les engins agricoles dévient chaque fois des lignes de travail et finalement compactent le sol de façon trop importante.

Donc typiquement la géo localisation dans ce cas là est vraiment un très très bon moyen, mais aussi elle peut alors tout à fait autre exemple, c’est un exemple que je décris également dans l’ouvrage, il y a des troupeaux par exemple qui sont en zone de montagne, en alpage même durant toute l’année, c’est vrai que la meneuse qui au niveau de son collier ou de son oreille a un dispositif qui est relié à un signal GSM, et bien permet une géo localisation du troupeau et dans ce cas-là le troupeau peut en quelque sorte être en semi-liberté et permettre une conduite de son troupeau de façon plus naturelle et d’exploiter des milieux semi-naturels ce qui n’est pas toujours le cas et ce qui évite aussi d’être à la garde de son troupeau absolument tout le temps. Si vous rajoutez d’ailleurs cette géolocalisation avec des capteurs sur votre animal, il y a aujourd’hui des études qui se développent pour faire en sorte par exemple que vous ayez un genre de signal sonore et d’apprentissage de la meneuse de ce signal sonore pour faire que en fonction de la géo localisation elle ne dépasse pas une certaine zone et que le troupeau, avec elle, reste dans une zone pour exploiter au mieux ou évitez d’aller vers des zones qui sont accidentées. Voilà 2 exemples de géo localisation qui montrent que ça peut être des outils tout à fait intéressants.

Gilles Cavalli : Merci, donc voilà pour l’aspect positif que vous avez identifié et retenu suite aux enquêtes. Pour conclure, j’aimerai que vous puissiez nous projeter un petit peu dans, à moyen terme, dans les cinq années qui viennent, est-ce que vous avez pu identifier un risque majeur et une attente positive principale en terme d’évolution pour cette grande thématique d’agriculture connectée sur un périmètre, soit français, soit un peu plus large.

“Le risque c’est d’augmenter l’endettement des agriculteurs”

Vincent Tardieu : Autant français qu’au niveau international en fait, ce que je retiendrai c’est dans les cinq ans, c’est d’ores et déjà un fait, simplement comme ces outils sont relativement nouveaux pour une partie d’entre eux, ces risques ne sont pas forcément immédiats ou les bénéfices ne sont pas forcément immédiats. En termes de risque pour moi, le risque principal en fait c’est d’ajouter à la crise actuelle, de la crise. Typiquement augmenter l’endettement parce que il faut quand même savoir que ces outils sont couteux, je donne des chiffres, mais je vous en donnerais juste comme ça, un robot de traite c’est quand même à l’unité 110 à 150 000 €, sans les aménagements connexes des bâtiments et ni les surcoûts alimentaires dont j’ai parlé, un robot porte-charge c’est entre 10 000 € et 25 000€, 20 000 à 43.000 € pour un robot désherbeur autonome, la géo localisation RTK dont je vous parlais embarquée sur un tracteur c’est 20 000 €, etc., etc.

Donc, on est sur des coûts qui sont relativement prohibitifs, donc dans le contexte actuel qui est quand même un très au niveau d’endettement et une invisibilité ou en tout cas un manque de visibilité sur les marchés, pour les agriculteurs il est clair qu’il y a un vrai risque.

Mon inquiétude, c’est finalement qu’on substitue les béquilles chimiques actuelles, une agriculture qui est sous-tendue par des intrants chimiques et qui ne qui ne se valorise que grâce à des intrants chimiques, par des béquilles électroniques et donc finalement c’est une perte d’autonomie. C’est vraiment un peu le fil rouge que moi j’ai suivi dans l’enquête, est-ce que ces outils étaient favorables à l’autonomie et à la résilience des exploitations, d’autant plus dans un contexte de crise ou à contrario et bon la messe n’est pas dite, je ne tranche pas sur le sujet, simplement vu les types d’outils aujourd’hui et la façon dont ils sont implantés je suis relativement inquiet. Alors même que peut-être autrement nous pourrions envisager que on gagne en autonomie voire en résilience, en tout cas avec une partie de ces outils.

“Avec la mutualisation et la coopération on y gagne”

Concernant les bénéfices possibles, l’une des clés que j’ai identifié dans l’enquête pour rendre ces outils vraiment bénéficiaires au plus grand nombre c’est la question de la mutualisation. Pour moi il est vraiment clair qu’on est souvent gagnant quand on coopère et quand on améliore la mutualisation. Quand je dis ça, ça peut se décliner de plusieurs manières, c’est améliorer les savoirs et savoir-faire sur ces outils récents par des forums, mais aussi par des conseils coopératifs, par des forums des Agora que le monde agricole peut monter. Alors, normalement, ça devrait être vraiment le rôle des organisations agricoles traditionnelles, typiquement les chambres. Elles le font en partie mais qu’imparfaitement, donc là il y a un gros, gros enjeu, à mon avis, à développer.

Pour moi il ne peut pas y avoir d’innovation technologique sans innovation sociale, ça c’est absolument clair dans ma tête et c’est vraiment ce que je constate sur le terrain. Chaque fois que ces innovations technologiques amènent un plus pour l’agriculteur, c’est qu’elles ont été accompagnées, sous-tendues d’une transformation sociale, notamment dans l’organisation du travail et dans le fonctionnement de l’environnement de travail. Parallèlement à ces forums et à ces instances de formation et de dialogue autour de ces outils, il y a aussi une mutualisation sur les acquisitions et les usages des produits eux-mêmes pour finalement faire que l’essentiel de ces outils ne concentre pas l’essentiel de l’effort d’investissement des exploitations, mais qu’on puisse répartir un peu la charge entre les exploitations chaque fois que c’est possible, ça ne l’est pas toujours, mais en tout cas je pense que c’est vraiment une question à se poser quand on est agriculteur et de ce point de vue là, il y a une vraie réflexion qui est menée par les « Cuma » autour de ces nouveaux produits et de ces nouveaux outils que je trouve tout à fait salutaire, d’autant plus que les « Cuma » le font avec une dynamique que je trouve relativement positive et avec un regard assez innovant socialement.

Enfin si on allait jusqu’au bout de cette démarche de mutualisation, je pense qu’il faudra aller jusqu’à de la co-construction sur les produits et sur les outils. Aujourd’hui ce n’est pas le cas. J’ai parlé de technologies « push », je pense qu’il est grand temps qu’il y est un dialogue assez précis et plus poussé entre utilisateurs et constructeurs et pour ça il y a sans doute des forums à créer. Il y a des organisations, chez les constructeurs à mettre en œuvre, nouvelles avec les usagers pour vraiment partir des besoins et ne pas créer le besoin, ce qui change évidemment la chose.

Si je devais résumer l’ensemble de mon propos, faire que l’outil est au service du projet et pas l’inverse, que ce n’est pas l’outil qui fait le projet.

Gilles Cavalli : Merci, merci Vincent Tardieu, effectivement à la lecture de votre ouvrage il est tout en nuances et en pondération sur ce titre « Agriculture connectée : arnaque ou remède ? ». Comme vous venez de l’évoquez, vous ne tranchez pas, mais vous donnez un état des lieux large en tout cas de ce qui se fait aujourd’hui, avec des avis des uns et des autres qui parfois vous les retranscrivez, ce sont des avis tranchés.

Je vous remercie de l’échange vous nous avez accordé pour le blog d’Agrifind, je renvoie les auditeurs et lecteurs à la lecture de votre ouvrage aux éditions Belin pour les compléments d’information.

Et vous, quel regard portez vous sur l’agriculture connectées ?

 

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